Cet appel, cette exhortation au « silence intérieur » se trouve au cœur de la Règle spirituelle qui est aujourd’hui celle de plusieurs communautés religieuses protestantes ou œcuméniques : la Fraternité spirituelle des Veilleurs, la Communauté de Taizé, la Communauté de Pomeyrol. Cette petite Règle est également suivie par les sœurs diaconesses de Strasbourg, à Strasbourg même et dans leur maison de la vallée de Munster, au Hohrodberg.
La Règle complète dit « Prie et travaille pour qu’Il règne. Que dans ta journée labeur et repos soient vivifiés par la Parole de Dieu. Maintiens en tout le silence intérieur pour demeurer en Christ. Pénètre-toi de l’Esprit des Béatitudes : joie simplicité, miséricorde »
« Maintiens en tout le silence intérieur » Mais qu’est-ce que ce silence intérieur ? Pourquoi le désirer, et comment le « maintenir en tout » ?
Ces questions nous sont souvent posées : par des amis, des proches de la communauté, ou des retraitants, désireux de comprendre, d’expérimenter le silence intérieur.
Déjà, choisir de vivre quelques heures ou quelques jours dans une atmosphère de silence est un défi pour un homme, une femme, de notre temps : au quotidien, nous vivons au milieu de bruits multiples et de continuelles sollicitations qui dispersent notre attention, nous font passer d’une chose à l’autre, constamment, et parfois nous épuisent… Pour ne pas parler de nos communications « tous azimuts » qui nous permettent de joindre n’importe qui n’importe quand n’importe où, et font de nous des gens qui ne connaissent plus l’espace du désir, de l’attente. « Nos villes, surchargées de bruits, tuent dans l’homme ce qu’il a d’essentiel » (Règle de Reuilly, chapitre « Silence »).
Pour la plupart d’entre nous, le silence n’est donc pas un donné naturel. Et encore moins le silence intérieur.
Nous sommes confrontés à tous nos bruits intérieurs
N’avons-nous pas expérimenté, les uns ou les autres, que, même lorsque nous recherchons le silence, lorsque nous tentons de prendre du temps pour nous poser dans la prière, ou lorsque, même, nous mettons quelques jours à part pour « faire retraite », nous sommes – justement là – confrontés à tous nos bruits intérieurs : Tout ce que nous portons en nous, plus ou moins consciemment, remonte et vient nous perturber ! Qu’y faire ? Eh bien, peut-être justement rien : laisser passer tout cela dans notre être intérieur comme passent les nuages chassés par le mistral en un jour de grand vent ! Et persévérer dans notre recherche !
Pour nous, en communauté, il est certain que le rythme régulier quotidien que nous avons la chance de pouvoir observer ensemble aide au silence intérieur : les quatre temps de prière commune chaque jour, suivis des moments de repas communautaires (dont deux repas en silence le matin et le soir), le temps mis à part pour la prière personnelle . Cependant, cela non plus n’entraîne pas de soi le silence intérieur.
Le silence intérieur est un don
En fait, le silence intérieur est un don, et, en même temps, le rechercher procède d’un choix personnel : tout comme désirer vivre en simplicité et renoncer à ce qui est superflu. Cela demande un effort personnel, une certaine discipline pour veiller au quotidien à ne pas se laisser remplir par ses pensées et ses soucis, ses raisonnements, son affectivité ou ses questionnements personnels. Il ne s’agit pas de les ignorer ou les refouler, mais les remettre au Seigneur moment après moment. Il faut s’exercer à les lui présenter, dans la prière, simplement, avec la confiance d’un enfant. Et puis « tu crains que le silence intérieur maintienne en toi une question irrésolue ? Note alors le sujet de ton trouble ou de ton ressentiment pour trouver plus tard la solution » (Règle de Taizé)
D’autre part, vivre en recherchant ce silence intérieur n’est pas le privilège des religieux ou des moines : chacun, chacune peut en faire l’expérience dans son quotidien. Il est des moments où nous sommes comme plongés dans une qualité de silence particulière : ainsi lorsque nous sommes saisis par la beauté d’une œuvre musicale, ou d’un paysage, ou par une atmosphère de paix très dense (dans une église ou ailleurs…). Dans la solitude de la retraite, lorsque nous avons délibérément choisi de ne pas nous disperser par mille lectures (même très spirituelles !) mais que nous avons persévéré dans le silence et la prière d’écoute, quand se sont calmés nos remous intérieurs, il peut aussi nous être donné de prendre conscience de ce qui est là, (ou de Celui qui est là) : s’ouvre alors mon cœur à cette « voix de silence ténue » (1 Rois 19, V.12).
Chercher à vivre à l’écoute de l’Autre
Cependant, au plus quotidien, notre recherche du silence intérieur m’apparaît plutôt comme la réponse de notre désir aimanté par celui qui, depuis l’aube des temps s’adresse à chacun/chacune de nous : « Où es-tu, Adam » ? Nous cherchons alors à nous rendre présents/es à Celui qui nous cherche ainsi… Et chercher à être présent/e à l’Autre, chercher à vivre à son écoute, cela implique de rechercher le silence intérieur !
Chercher à vivre à l’écoute de l’Autre, que ce soit le Tout Autre ou l’autre, qui est mon prochain, cela demande à ne pas être trop constamment encombré de soi, trop uniquement centré sur soi. Et comment être délivré de cet égocentrisme tenace, de cet enroulement sur nous-mêmes, sinon en nous laissant rejoindre par un Autre jusque dans nos profondeurs ? Sinon en accueillant cet Autre qui se donne à nous dans sa Parole et dans la Cène ? Et comment l’accueillir sinon en faisant silence ?
Et c’est bien pour cela que nous désirons vivre le silence intérieur : dans notre Règle spirituelle, l’exhortation au silence intérieur suit directement l’appel à l’écoute de la Parole de Dieu « qui vivifie le travail et le repos de la journée ». Dans les occurrences du terme « silence » selon la concordance de la TOB, lorsque le silence a une signification positive, soit il est lié au respect dû à la présence de Dieu (on fait silence devant Dieu… Toute créature est appelée à faire silence en présence de Dieu), soit il est lié à l’écoute de Dieu (par exemple dans Deutéronome 27, V.9).
Dans notre Règle, il est dit « maintiens… le silence intérieur POUR demeurer en Christ ». Nous nous souvenons que l’Évangile selon Jean, ainsi que la 1re lettre de Jean, évoquent abondamment cette invite, cette exhortation et cette promesse de Jésus à ses disciples : « demeurez en moi et je demeurerai en vous » (« comme le sarment attaché au cep ») « Si vous gardez ma parole, vous demeurerez en moi » (Jean 14 et 15)
Le silence n’est pas un but en soi
Le silence n’est donc pas un but en soi. Il est recherche de la relation vécue avec le Christ. Recherche d’une vie à son écoute. Désir de vivre la communion qui nous est promise et donnée par le Christ dans l’Esprit saint. Désir de la communion avec Dieu et les uns avec les autres. Il est aussi une discipline, une obéissance librement consentie. Le silence des lèvres, déjà, nous pousse à nous rendre plus présent à l’autre : dans un repas en silence, il faut bien veiller à ce que l’autre, le voisin, la voisine, ait le pain, le sel, dont il/elle a besoin. Le silence rend plus attentif au Présent : à la nourriture qui m’est présentée, à la joie ou à la mauvaise humeur d’un vis-à-vis (« Que ton silence fait du bruit, ma sœur » !), à la vie qui est là, tout simplement.
Lorsque le silence devient cet espace de présence au présent, de disponibilité attentive à la vie, d’ouverture à l’autre, il permet alors d’attendre dans la confiance du cœur ce qui advient, il permet l’écoute et l’émerveillement, un tel silence est alors un silence de foi. Ne serait-ce pas de ce silence qu’il est question lorsque l’évangéliste Luc dit des femmes qu’elles « gardèrent le silence le jour du sabbat selon la loi » ? (Luc 23, V.56) Le verbe employé a donné, dans une certaine tradition spirituelle, le terme « hésychasme ». Il peut être traduit de plusieurs façons : la traduction la plus fréquente dit « elles se reposèrent », mais il est aussi possible d’entendre qu’elles gardent le silence. J’aime cette traduction. Nous sommes là au samedi Saint et, comme l’écrit Antoinette Butte dans « Semences », « Le samedi Saint, c’est le silence du Grand Sabbat de Dieu… Dieu se repose, parce que, comme à la création, tout ce qu’il voulait faire pour l’homme est fait. Tout est accompli. Nous voudrions toujours que Dieu agisse, mais il faut qu’il laisse agir ce qu’Il a fait… C’est le temps de Dieu qui attend… C’est le grain de blé jeté en terre jusqu’aux racines de la Mort pour y faire éclater la Vie… Les femmes entrent dans le saint repos de Dieu… Elles se préparent… Selon la chair, il nous est enlevé, mais l’amour ne démissionne pas… le Seigneur a promis, et la foi ne doute pas… Il a dit de veiller, et l’espérance veillera ».
Puisse notre silence être aussi signe de confiance, de vigilance et d’espérance, dans l’émerveillement de la vie donnée par grâce !
Sœur Christiane, Communauté de Pomeyrol