Le Nouveau Testament comme relecture de la Bible juive par Élian Cuvillier

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Le week-end des 5 et 6 mars 2016, Elian Cuvillier, théo­lo­gien, pro­fes­seur de Nouveau Testament à la Faculté de théo­lo­gie pro­tes­tante de Montpellier est inter­ve­nu à Pomeyrol dans le cadre week-ends bibliques. Des remises en cause jubi­la­toires, des ques­tion­ne­ments fon­dés, une fougue et un bon­heur à par­ta­ger. Elian Cuvillier invite à une relec­ture de la lec­ture chré­tienne de l’Ancien Testament, salutaire.


Le Nouveau Testament, un pro­ces­sus de relecture

C’est l’événement pas­cal, la mort de Jésus et Nazareth et sa confes­sion comme Seigneur res­sus­ci­té, qui condui­sit les pre­miers dis­ciples à une relec­ture des Écritures juives. En effet, le minis­tère, la mort et la résur­rec­tion de Jésus n’ont pas été com­pris par eux comme un com­men­ce­ment abso­lu abo­lis­sant le pas­sé. Au contraire, ils ont com­pris Jésus comme l’aboutissement d’une his­toire dont il était l’accomplissement. Ainsi, à par­tir de Pâques, va débu­ter un pro­ces­sus de relec­ture qui ne cesse de se pour­suivre depuis bien­tôt 2 000 ans.
Pour les pre­miers dis­ciples et pour les auteurs du Nouveau Testament en par­ti­cu­lier, le minis­tère, la mort et la résur­rec­tion de Jésus s’inscrivent dans la tra­di­tion des écri­tures juives. L’appartenance de Jésus à l’héritage d’Israël ne prête pas à dis­cus­sion. Ce que l’Eglise nom­me­ra « l’Ancien Testament » (c’est ce terme que nous uti­li­se­rons désor­mais tout en étant conscient qu’il est idéo­lo­gi­que­ment situé) et la tra­di­tion qui l’accompagne vont res­ter, pen­dant long­temps (au moins jusqu’à la fin du pre­mier siècle), la seule Bible des chré­tiens. Et les textes qui consti­tuent le Nouveau Testament sont satu­rés de réfé­rences à l’Ancien Testament (près de 3 600 cita­tions et/ou allu­sions).
La ques­tion va, en fait, por­ter d’emblée, non pas sur l’autorité, mais sur l’interprétation à don­ner de l’Ancien Testament. C’est ain­si, en débat constant avec les tra­di­tions du judaïsme, que s’est fait dès l’origine la relec­ture de l’Ancien Testament par les pre­miers « chré­tiens » (2). Les écrits du Nouveau Testament vont être le lieu d’un va-et-vient constant entre la lec­ture de l’Ancien Testament et l’interprétation que ces croyants donnent de la per­sonne et de la des­ti­née de leur Seigneur. C’est en effet à par­tir de leur foi en Jésus qu’ils vont relire l’Ancien Testament et, en retour, c’est en grande par­tie à l’aide de l’Ancien Testament qu’ils vont éla­bo­rer leur chris­to­lo­gie (c’est-à-dire leur dis­cours sur la per­sonne du Christ). Ce double mou­ve­ment est par­ti­cu­liè­re­ment per­cep­tible chaque fois que les évan­giles pré­sentent un évé­ne­ment du minis­tère de Jésus comme accom­plis­sant l’Ancien Testament (cf. les “cita­tions d’accomplissement” chez, Mathieu). On constate chaque fois, que le texte de l’Ancien Testament invo­qué, est sor­ti de son contexte pour être réfé­ré au minis­tère de Jésus et qu’il prend, à par­tir de la foi en Jésus, un sens sou­vent fort éloi­gné de celui qu’il avait à l’origine.

L’Ancien Testament sert, non pas tant à prou­ver, qu’à inter­pré­ter théo­lo­gi­que­ment le minis­tère de Jésus

L’Ancien Testament sert non pas tant à prou­ver qu’à inter­pré­ter théo­lo­gi­que­ment le minis­tère de Jésus. Qui est Jésus ? Il est celui qui vient pour que s’accomplissent les paroles des pro­phètes, il est celui en qui vont être com­blées les attentes des psal­mistes.
La lec­ture que le Nouveau Testament va faire de l’Ancien est donc une relec­ture, qui ne s’explique et ne se légi­time qu’à par­tir de la confes­sion de Jésus comme Seigneur, et qui ne se jus­ti­fie qu’à par­tir de la convic­tion que toute la tra­di­tion biblique prend son sens ultime dans la Croix et dans la résur­rec­tion.
Concluons cette pre­mière par­tie qui est celle des constats de départ : se consi­dé­rant comme héri­tiers de la tra­di­tion qui les pré­cède, les pre­miers chré­tiens n’ont pas dou­té de l’autorité de l’Ancien Testament. Ils l’ont lu comme l’expression de la volon­té de Dieu. Les évé­ne­ments déci­sifs qu’ils ont vécus avec Jésus de Nazareth vont cepen­dant influen­cer de manière déter­mi­nante leur inter­pré­ta­tion de l’Ancien Testament, et c’est leur foi en Jésus qui va désor­mais être la clé de leur lec­ture. Il convient donc de bien com­prendre que le regard chré­tien sur l’Ancien Testament est un point de vue his­to­ri­que­ment et idéo­lo­gi­que­ment situés : il ne peut pré­tendre être abso­lu, sauf à consi­dé­rer que le judaïsme se trompe ! La relec­ture chré­tienne de la Torah est une inter­pré­ta­tion à par­tir d’un point de vue chris­to­lo­gique. D’une cer­taine manière, la démarche est simi­laire à l’interprétation juive de la Torah écrite (c’est-à-dire l’Ancien Testament) à par­tir de la Torah orale (le Talmud). La dif­fé­rence entre les deux est que la pre­mière — la relec­ture chré­tienne — est « réduc­trice » : elle concentre tout sur la figure du Christ et résume par­fois l’Ancien Testament à n’être qu’une longue annonce du Christ.
La seconde à l’inverse (celle des rab­bins) « ouvre » sur un pro­ces­sus inter­pré­ta­tif infi­ni : « Qu’est-ce que la Torah ? » inter­roge le Talmud.
Réponse : « C’est l’interprétation de la Torah ».

La relec­ture chré­tienne de l’Ancien Testament

Dialectique ancien/nouveau : quatre modèles de relectures

1. L’oubli
Vers 85 de notre ère naquit à Sinope en Paphlagonie, un port de la Mer noire, un homme qui s’appelle Marcion. Cet homme pose une ques­tion qui ne cesse de han­ter l’Église jusqu’à aujourd’hui : quel est le rap­port entre le Dieu de l’Ancien Testament et le Dieu de Jésus ? Au moment où Marcion pose ce pro­blème, le Nouveau Testament tel que nous le connais­sons n’existe pas. Le canon des vingt-sept écrits qui le consti­tuent com­mence à se sta­bi­lise à la fin du deuxième siècle, pour être arrê­té, dans l’Église d’occident, à la fin du qua­trième. Les caté­go­ries Ancien et Nouveau Testaments remontent à Tertullien (160–240). Mais nous sommes entre 100 et 150. Circulent déjà cepen­dant, dans les com­mu­nau­tés chré­tiennes, les écrits de Paul, les quatre évan­giles en par­ti­cu­lier… et bien sûr, les Écritures juives qui sont recon­nues comme l’Écriture ins­pi­rée. Cette pré­sence forte des Écritures juives dans l’Église pose un pro­blème théo­lo­gique : quel rap­port entre le des­tin d’Israël et l’histoire du chris­tia­nisme. Quelle conti­nui­té entre le Dieu de l’Exode, avec son bras puis­sant qui arrache les Hébreux du gou­lag d’Égypte, et le Dieu de la croix, vers qui monte le cri : “Pourquoi m’as-tu aban­don­né ?” (Marc 15,34) ? Marcion est un lec­teur de Paul. Il croit défendre l’authentique pau­li­nisme en mili­tant pour un inté­grisme pau­li­nien qui donne dans l’excès jusqu’à le déna­tu­rer. Marcion est un ultra. Il lit chez Paul un rejet de l’Ancien Testament ; Dieu s’est dit à la croix en reje­tant Israël ; il faut donc choi­sir : ou l’Évangile ou la Loi. Il faut donc congé­dier la Bible hébraïque ; et de plus, expur­ger les écrits chré­tiens qui ont fal­si­fié l’Évangile en le reju­daï­sant. De cette cam­pagne, style « Monsieur Propre », n’échapperont que dix lettres pau­li­niennes et un évan­gile, Luc, cen­su­ré, il est vrai, des pas­sages mar­quants, aux yeux de Marcion une dépen­dance fâcheuse de Jésus à l’égard de l’Ancien Testament. Marcion pro­po­sait donc au chris­tia­nisme du second siècle de résoudre le pro­blème du rap­port entre l’Ancien Testament et le Nouveau par un modèle de rejet. l’Ancien Testament est vu comme le contre-modèle du Nouveau ; on oppose le Dieu ter­rible d’Israël au Dieu de par­don, et l’universalisme chré­tien au par­ti­cu­la­risme juif. Ce modèle mar­cio­nite connaî­tra un suc­cès immense aux pre­miers temps de l’Église… il per­dure sou­vent dans l’esprit de beau­coup de chré­tiens. Le risque qu’il fait encou­rir est, inté­rieu­re­ment, de cou­per le chris­tia­nisme de ses racines, exté­rieu­re­ment, d’ouvrir la porte à l’anti-judaïsme.

2. L’identité/continuité
C’est ici l’Ancien Testament qui défi­nit la foi chré­tienne et c’est la tra­di­tion juive qui donne à la com­mu­nau­té chré­tienne le lan­gage dans lequel elle peut expri­mer sa foi. Les textes du Nouveau Testament, à l’exemple des pre­miers chré­tiens d’origine juive, se réfèrent à l’Écriture comme à l’expression de la foi de leur peuple pour éclai­rer et jus­ti­fier leur propre foi. Ce n’est pas l’Ancien Testament qui va être lu à par­tir de la foi en Jésus (comme nous le ver­rons plus loin) mais au contraire l’enseignement et la des­ti­née de Jésus qui vont être com­pris et racon­tés à par­tir de la tra­di­tion vété­ro­tes­ta­men­taire. Dans ce modèle, toute la Bible chré­tienne, Ancien Testament et Nouveau Testament témoigne de la même foi au même Dieu. Israël et l’Église ont vécu et vivent aujourd’hui encore la même expé­rience exis­ten­tielle de la ren­contre de Dieu dans sa parole et de l’impossible néces­si­té d’en rendre compte devant les hommes. Dans cette pers­pec­tive, les chré­tiens d’autrefois et d’aujourd’hui lisent l’Ancien Testament comme la trace écrite, donc située his­to­ri­que­ment et cultu­rel­le­ment, d’une foi qui tente de dire le sens de l’homme sous la double inter­pel­la­tion de la Parole et de l’histoire.
Ce modèle exclut l’idée qu’il y aurait un « pro­grès » quand on passe de l’Ancien Testament au Nouveau Testament. Ce qui change de l’un à l’autre, mais déjà à l’intérieur de cha­cun d’eux, ce n’est pas la foi, mais l’environnement socio­cul­tu­rel, donc le lan­gage qui essaye de mettre en rap­port la foi avec ce contexte.
L’intérêt de ce modèle est de sou­li­gner l’enracinement juif du chris­tia­nisme : nous sommes tous des Sémites spi­ri­tuels. Il tra­duit le refus de l’Église de se cou­per de ses racines, d’enlever à la foi son lien avec l’histoire. Il sou­ligne l’unité et la conti­nui­té du des­sein de Dieu sur l’humanité à tra­vers l’histoire d’un peuple. Il sou­ligne la conti­nui­té entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament et d’affirmer la valeur de l’ensemble de la tra­di­tion biblique pour défi­nir ce qu’est l’existence croyante. Il recon­naît enfin, contre toute forme d’antijudaïsme, la valeur irrem­pla­çable de la foi d’Israël.
La limite de cette pers­pec­tive est de ne plus savoir — ou, à tout le moins, de ne pas faire voir en quoi la résur­rec­tion du Christ opère une rup­ture avec le lan­gage de l’Ancien Testament. En fait, cette lec­ture réduit le chris­tia­nisme à n’être qu’une secte du judaïsme : il fau­drait être juif pour être vrai­ment chré­tienne et seule la Loi conduit au Christ (cf. le groupe de Jacques à Jérusalem). Jésus ne serait en sorte qu’un rab­bin qui, à aucun moment, ne se serait écar­té de la tra­di­tion de ses Pères et qui, en toutes choses, aurait agi comme un juif pieux.

3. Promesse/accomplissement
Dans ce modèle le plus cou­rant, l’Ancien Testament n’est que la pré­fi­gu­ra­tion du Nouveau Testament. Ce n’est donc qu’à la lumière des faits et de la vie de Jésus, de sa mort et de sa résur­rec­tion que l’Écriture acquiert son sens véri­table. On trouve un exemple clas­sique de cela en Luc 4,16–21 qui reprend Is 61,1 pour le sor­tir de son contexte (la pro­phé­tie annonce le retour d’Israël exi­lé de sa terre) et l’appliquer au minis­tère de Jésus. La signi­fi­ca­tion propre de l’oracle vété­ro­tes­ta­men­taire en est dès lors lar­ge­ment oubliée. La chris­to­lo­gie devient le prin­cipe de lec­ture et par­fois même de réécri­ture de l’Ancien Testament. Ce modèle s’est impo­sé dès le début dans l’Église. Théologiquement, cette lec­ture de l’Écriture rend jus­tice à la pleine révé­la­tion en Jésus mais elle tend à faire oublier l’enracinement juif de l’Ancien Testament. Ni l’histoire d’Israël, ni l’épaisseur propre du témoi­gnage des Écritures juives ne sont plus consi­dé­rées dans leur spé­ci­fi­ci­té, et c’est là la grande fai­blesse du modèle. En outre, la ten­ta­tion est grande d’abandonner l’Ancien Testament et d’oublier l’enracinement juif. L’Église devient le nou­vel Israël auquel les Juifs ont désor­mais à se conver­tir. La com­mu­nau­té chré­tienne reven­dique l’Ancien Testament comme son Écriture et va le prendre à témoin contre le judaïsme.

4. La « conti­nui­té dis­con­ti­nue »
Dans l’évangile de Marc, Jésus com­met un geste de rup­ture avec une tra­di­tion de lec­ture lorsqu’il déclare dans la contro­verse sur le pur et l’impur : “Ne savez-vous pas que rien de ce qui pénètre de l’extérieur dans l’homme ne peut le rendre impur” (Marc 7,18). Cette parole de Jésus opère une prise de dis­tance d’avec la Tora céré­mo­nielle dont la fonc­tion était de pré­ser­ver la pure­té du peuple saint en lui dic­tant un code ali­men­taire. Du coup, les inter­dits ali­men­taires de Lévitique 11 sont frap­pés de cadu­ci­té ; cette mesure, qui casse la dis­tinc­tion entre le peuple choi­si et les nations, ouvri­ra la porte à la mis­sion uni­ver­selle.
C’est Paul qui for­mule de façon pro­fi­lée le modèle de la conti­nui­té dis­con­ti­nue. Christ est ici la fin de la Loi (Lettre aux Romains 10,4). Le « nou­veau » que le Christ inau­gure réca­pi­tule « l’ancien » en inau­gu­rant une nou­velle manière de le com­prendre, c’est-à-dire de l’interpréter. Cette inter­pré­ta­tion signi­fie une période neuve ouverte dans l’histoire des rela­tions entre Dieu et les hommes en même temps que cette période puise ses racines dans la figure la plus ancienne qui en pose déjà, selon Paul le fon­de­ment : la figure d’Abraham, pre­mier des croyants pour Paul (cf. plus loin, Abraham dans l’épître aux Galates). L’Ancien Testament est donc lu, à la fois comme l’histoire d’une pro­messe (celle faite à Abraham) et en même temps comme l’histoire d’un échec : par la Loi, les hommes n’ont pas pu ren­con­trer Dieu. C’est l’apôtre Paul qui est le tenant de ce modèle. Contrairement à ce que pen­sait Marcion, cepen­dant, le modèle pau­li­nien n’est aucu­ne­ment syno­nyme de rejet. Paul ne récuse ni la soli­da­ri­té native du « chris­tia­nisme » avec le « judaïsme » (Lettre aux Romains 9–11) (3), ni la sain­te­té de la Loi sur le Sinaï. Mais pour lui la Loi a ces­sé de conduire au salut ; la croix a libé­ré de la Loi un homme que le péché rend inca­pable de par­ve­nir à son idéal d’obéissance. En ce sens, depuis la venue du Christ, la Loi est deve­nue malé­dic­tion car elle coupe l’homme de Dieu au lieu de l’en rap­pro­cher. Christ met un point d’arrêt à la jus­tice qui vient de la Loi. Il est cepen­dant clair aujourd’hui que la lec­ture que Paul fait des tra­di­tions juives du pre­mier siècle est liée à son propre vécu de ses tra­di­tions dans son pas­sé pha­ri­sien (sans doute appartenait-il à une frange radi­cale du pha­ri­saïsme). En ce sens, Paul ne peut être consi­dé­ré comme un repré­sen­tant de l’ensemble du judaïsme de son temps qui ne se limite pas, loin s’en faut, à la figure du pha­ri­sien léga­liste que pou­vait être Saul de Tarse.

Exemple : Abraham chez Paul et Jacques

La figure d’Abraham dans le judaïsme

L’importance d’Abraham dans le judaïsme post-exilique se fonde sur les textes de la Genèse. Elle est clai­re­ment résu­mée dans ce texte du Siracide 49,19–21 :
Le grand Abraham, ancêtre d’une mul­ti­tude de nations,
Il ne s’est trou­vé per­sonne pour l’égaler en gloire.
Il obser­va la loi (nomos) du Très Haut
et entra dans une alliance avec lui.
Dans sa chair il éta­blit l’alliance
et dans l’épreuve il fut trou­vé fidèle (pis­tis).
C’est pour­quoi Dieu lui assu­ra par ser­ment
que les nations seraient bénies en sa des­cen­dance,
Qu’il le mul­ti­plie­rait comme la pous­sière de la terre,
Qu’il exal­te­rait sa des­cen­dance comme les étoiles
et qu’ils rece­vraient le pays en héri­tage
De la mer jusqu’à la mer
et depuis le Fleuve jusqu’aux extré­mi­tés de la terre.
Voir encore, Jubilés 23.10 : “Car Abraham fut par­fait dans tous ses actes et légi­ti­me­ment agréable au Seigneur tout le temps de sa vie”. Cf. encore 1 Marc 2.52 : “Abraham n’a‑t-il pas été fidèle dans l’épreuve, et cela ne lui a‑t-il pas été comp­té comme jus­tice ?”
La lit­té­ra­ture juive insiste régu­liè­re­ment sur deux aspects :
Abraham fut comp­té par­mi les justes à cause de sa per­sé­vé­rance dans les épreuves aux­quelles il fut sou­mis.
La foi d’Abraham doit être reliée avec son accep­ta­tion de la cir­con­ci­sion en tant qu’elle était exi­gée dans l’alliance de Genèse 17/4–14 (cf. ver­set 10). C’est donc la cir­con­ci­sion qui est signe de l’appartenance à l’alliance : c’est dans cette alliance et l’obéissance qu’elle sup­pose que la foi d’Abraham est recon­nue (mais l’incirconcis, le mâle qui n’aura pas été cir­con­cis de la chair de son pré­puce, celui-ci sera retran­ché d’entre les siens. Il a rom­pu mon alliance).
Ainsi pour le judaïsme, foi en Dieu et obéis­sance à la loi sont insé­pa­rables. Et quoiqu’Abraham vivait avant Moïse, il anti­ci­pait le don de la Loi par son obéis­sance aux ordres de Dieu.

Abraham chez Paul (Lettre aux Romains 4 et Galates 3) : « conti­nui­té dis­con­ti­nue »

Le texte de base est ici, non pas celui de la cir­con­ci­sion ou de la liga­ture d’Isaac, mais Genèse 15,6 : “Abraham eut foi en Dieu et cela lui fut comp­té comme jus­tice”.
Un pre­mier écart : la foi d’Abraham est radi­ca­le­ment sépa­rée de l’obéissance dans l’épreuve et de l’acte de la cir­con­ci­sion.
Un second écart consé­quence du pre­mier : non pas l’observance de la loi ou l’endurance dans l’épreuve mais la foi en Dieu jus­ti­fie
Un troi­sième écart consé­quence des deux pre­miers : les païens sont admis dans la des­cen­dance d’Abraham selon le cri­tère de la foi.
Un qua­trième écart consé­quence du troi­sième : les pra­ti­quants de la loi sont exclus de la pro­messe.
On assiste à un ren­ver­se­ment com­plet de la pers­pec­tive des adver­saires de judaï­sants de Paul : à par­tir de ce qui devait être un de leurs argu­ments majeurs (la figure d’Abraham comme type de l’obéissance à la loi), Paul arrive aux conclu­sions exac­te­ment inverses, où ceux qui se croyaient sau­vés sont per­dus et ceux que l’on disait per­dus sont sau­vés !
Quand Paul parle d’Abraham en Galates, il insiste uni­la­té­ra­le­ment sur le fait qu’Abraham a été décla­ré juste par la foi, en réponse à la pro­messe de Dieu et indé­pen­dam­ment de tout effort à obser­ver la loi. En dehors de l’épître aux Galates, Paul aborde une nou­velle fois ce thème en Lettre aux Romains 4/1–16. En Lettre aux Romains, le Coram Deo est seule­ment pos­sible dans la foi, cf. 4/17 : “devant celui auquel il a cru”.
Pour Paul, Abraham est le type du croyant en ce qu’il a eu foi en Dieu (Lettre aux Romains 4/3), en ce qu’il a espé­ré contre toute espé­rance (Lettre aux Romains 4/18), et cette confiance dans les pro­messes de Dieu lui a été comp­tée comme jus­tice (Lettre aux Romains 4/3,9,22). La conclu­sion de Paul est la sui­vante : “à celui qui accom­plit des œuvres, le salaire n’est pas comp­té comme une grâce, mais comme un dû ; par contre à celui qui n’accomplit pas d’œuvres mais croit en celui qui jus­ti­fie l’impie, sa foi est comp­tée comme jus­tice” (Lettre aux Romains 4/4–5). Il en déduit que cela ne concerne pas seule­ment Abraham, mais nous aus­si, “nous à qui la foi sera comp­tée puisque nous croyons en Celui qui a res­sus­ci­té d’entre les morts Jésus notre Seigneur” (Lettre aux Romains 4/24). Est jus­ti­fié non celui qui accom­plit les œuvres — sous enten­du : les œuvres de la Loi, mais celui qui fait confiance et s’en remet à la grâce de Dieu, à celui qui fait foi.
Conclusion :
Proximité avec les tra­di­tions juives et à la Genèse, et en par­ti­cu­lier à Genèse 12
et dis­tance avec l’interprétation juive tra­di­tion­nelle, telle du moins que Paul la com­prend

Abraham dans l’épître de Jacques : continuité/identité

En Jacques 2/20–24, l’auteur de l’épître, qui écrit semble-t-il dans les années soixante-dix à quatre vongts, uti­lise à nou­veau ce même exemple d’Abraham et se fonde sur la même cita­tion de Genèse, alors que la dis­cus­sion tourne autour de la même ques­tion de la foi et des œuvres.
Le choix de ce pre­mier exemple est polé­mique. L’auteur de l’épître adopte dans cette péri­cope une ter­mi­no­lo­gie pau­li­nienne. Or Abraham est pré­ci­sé­ment l’exemple que l’apôtre invo­quait dans le débat (Lettre aux Romains 4 et Galates 3–4) face aux judéo-chrétiens qui vou­laient réin­tro­duire des pra­tiques léga­listes dans les com­mu­nau­tés chré­tiennes. Jacques reprend la même attes­ta­tion scrip­tu­raire pour défendre une thèse sen­si­ble­ment dif­fé­rente à elle de Galates ou de la Lettre aux Romains ; Jacques se situe dans une autre pers­pec­tive. Comme Paul, il cite Genèse 15/6 qui exprime la confiance du croyant en la pro­messe divine. C’est bien comme cela que Paul l’a com­pris. Jacques sui­vant la tra­di­tion juive l’interprète expli­ci­te­ment à par­tir de Genèse 22/9 : “…Lorsqu’il dépo­sa sur l’autel Isaac son fils”, ver­set 21. La com­bi­nai­son signi­fie : c’est dans la marche d’Abraham vers le sacri­fice d’Isaac que s’est réa­li­sée l’Écriture disant “Abraham crut en Dieu et cela lui fut comp­té comme jus­tice”. Mathieu 2/52 éta­blit le même lien entre les deux récits de la Genèse. En Genèse 22, comme en Genèse 15, il est ques­tion de la foi d’Abraham. Mais il s’agit de la foi mise à l’épreuve (Genèse 22/1), que l’obéissance à la parole de Dieu (Genèse 22/1–2) oblige à tout ris­quer, y com­pris la pro­messe et l’espérance. Or c’est pré­ci­sé­ment cette endu­rance de l’épreuve (cf. Jacques 1/2–4), cette fidé­li­té ris­quée et cette obéis­sance coû­teuse que Jacques appelle les œuvres de la foi. Abraham a été jus­ti­fié non seule­ment parce qu’il a fait confiance à la pro­messe, mais en ce que sa foi a résis­té et qu’elle a endu­ré la dure­té de l’épreuve. En ce sens, les œuvres dont parle Jacques ne sont rien d’autre que la résis­tance de la foi. La ques­tion n’est plus, dans notre épître, celle du retour ou non aux obser­vances rituelles du judéo-christianisme (Galates et Lettre aux Romains), mais celle de la foi qui doit tenir dans la durée. Il ne s’agit plus d’espérer, mais de durer dans l’espérance et d’y per­sé­vé­rer. Ici clai­re­ment, c’est le modèle de la conti­nui­té qui est privilégié.

Conclusion

Prenons conscience de l’enracinement de ses lec­tures et du fait qu’elles sont « idéo­lo­gi­que­ment » situées. L’Ancien ne « pré­dit » pas le Nouveau Testament. Pour la foi chré­tienne, le poten­tiel d’espérance conte­nu dans les écri­tures juives est accom­pli par le Nouveau Testament.
Quel modèle pri­vi­lé­gier ?
Sans doute, à l’exception du modèle de l’oubli, les trois autres modèles se retrouvent-ils peu ou prou dans le Nouveau Testament. Sans doute aus­si, la sen­si­bi­li­té de cha­cun va lui faire pri­vi­lé­gier tel ou tel. Pour ce qui me concerne, il me semble que c’est le modèle dia­lec­tique de “conti­nui­té dis­con­ti­nue” que le Nouveau Testament dans son ensemble semble pri­vi­lé­gier. La relec­ture est ici une relec­ture qui assume le pas­sé, le réin­ter­prète et, dans le même temps, garde vis-à-vis de lui une dis­tance cri­tique, dis­tance cri­tique qui concerne en tout pre­mier lieu l’interprète lui-même qui est invi­té à revi­si­ter et à ques­tion­ner sa propre exis­tence et ses propres lec­tures à la lumière de l’expérience pascale.

Élian Cuvillier, théo­lo­gien,
Professeur de Nouveau Testament
à la Faculté de théo­lo­gie pro­tes­tante de Montpellier


(1) F. Vouga, « Jésus et l’Ancien Testament », Lumière et Vie 144 (1979), p. 55–71 ; D. Marguerat, « L’Ancien et le Nouveau (les lec­tures chré­tiennes de l’Ancien Testament) », dans Le Dieu des pre­miers chré­tiens, Genève : Labor et Fides, 19932 ; Ch. Singer, « Abolir, accom­plir, dépas­ser : quel modèle pour quelle com­pré­hen­sion de la foi chré­tienne ?», Foi et Vie 100 (2001), p. 75–91. Retour au texte

(2) Le terme « Chrétien » est ici ana­chro­nique : les pre­miers dis­ciples de Jésus se com­pre­naient comme appar­te­nant au judaïsme et les conflits qui les opposent aux res­pon­sables reli­gieux du judaïsme sont donc à com­prendre comme des conflits internes. Retour au texte

(3) Les guille­ments indiquent que, à l’époque de Paul, la réa­li­té ne dis­tingue évi­dem­ment pas ces deux tra­di­tions reli­gieuses. Le Dieu de Paul est le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Retour au texte

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