Corina Combet-Galland est professeur de Nouveau Testament à l’Institut Protestant de Théologie, Paris assume l’animation du cycle biblique de la Communauté de Pomeyrol pour 2010 et 2011. Au programme l’Épître de Paul aux Hébreux. Un texte surprenant, ce n’est pas une épître, elle n’est pas écrite de la main de Paul et elle ne s’adresse pas aux Hébreux ! Corina Combet-Galland s’en explique…
« La Lettre aux Hébreux, une épître, qui a d’ailleurs plutôt la forme d’un sermon que d’une lettre, s’adresse aux « Hébreux » : étrange appellation pour une communauté chrétienne !« Aux Hébreux » renvoie au peuple de l’Exode, au peuple du désert qui vient d’être libéré lors de la Pâque et qui marche vers la terre promise. Pâque signifie « passage ». Ainsi d’emblée l’auteur (dont on ne sait rien par ailleurs) indique la visée de sa lettre : en nommant ses destinataires « Hébreux », il les rejoint pour les accompagner dans leur marche au désert. Il veut leur « faire valoir » l’invisible : leur arrivée en Dieu.
Il ne les renvoie pas au passé du peuple juif, mais leur redit, qu’en Jésus, crucifié et ressuscité, la Pâque a été accomplie, elle a eu lieu une fois pour toutes. Les croyants peuvent désormais marcher par la foi, avec espérance, ils ne sont sur cette terre qu’un peuple de passage, mais fondamentalement ils sont le peuple du Passage, de Pâques : ils appartiennent au monde de Dieu. Cette certitude les propulse dans un avenir certain, promis et déjà commencé en Christ. Ainsi, dans la tonalité de l’encouragement, l’auteur fournit de quoi s’accrocher dans la foi en dépit des difficultés de la marche – des persécutions laissent en effet des traces, des emprisonnements (10, 32–39 ; 13, 3), du coup découragement, abandon, ou paresse rongent peu à peu la fidélité de ces pèlerins. Pour soutenir leur souffle, la lettre multiplie les images, comme celle de l’espérance « ancre de l’âme » : l’ancre n’épargne pas l’épreuve mais elle sauve du naufrage, elle est invisible mais fixée en Dieu (6, 19).
La question essentielle que cet écrit prend en charge est celle de l’accès à Dieu. Il déploie pour cela une réflexion originale et unique dans le Nouveau Testament. Il reprend la figure du grand prêtre et en exploite les possibilités de sens : le grand prêtre est chargé des offrandes, il offre à Dieu les sacrifices des fidèles ; mais plus que cela, il est le « passeur » par excellence du peuple à Dieu, celui-là seul qui, une fois par an, pénètre dans le saint des saints pour intercéder auprès de Dieu en faveur du peuple. C’est à travers cette figure que l’auteur interprète la mort et la résurrection de Jésus. Mais avec Jésus qui donne sa vie, il ne s’agit pas d’une offrande de plus : son offrande est parfaite, il en va dès lors de l’accomplissement de toute offrande, du dépassement des sacrifices. À partir de Christ le passé est dépassé, et à cette lumière reçoit sa véritable signification : il était l’ombre de ce qui devait venir, donc provisoire, imparfait, un temps d’attente. Parce qu’en Christ le neuf a surgi, et de façon décisive et définitive, le passé est désormais ancien.
L’accès à Dieu suppose une voie ouverte. Or entre Dieu dans sa gloire et l’humanité mortelle, il y a un fossé ; il faut donc établir une relation, tracer un chemin qui traverse, opérer une médiation. C’est pourquoi l’auteur insiste tant sur la figure du Christ comme médiateur. Si c’est en sa personne que les extrêmes peuvent se toucher, il faut le montrer tout près de chacun des partenaires de l’alliance, de Dieu et des hommes. C’est ce que font les deux premiers chapitres de l’épître. À travers une première phrase majestueuse qui installe le Christ en gloire, comme sur les tympans des cathédrales, le lecteur découvre qu’il est Fils de Dieu : Dieu qui autrefois a parlé par les prophètes, « nous » parle aujourd’hui en un Fils. Le temps de cette parole revêt un caractère unique, ce sont les jours derniers. La supériorité de ce Fils est fortement soulignée, il est « le resplendissement de la gloire de Dieu, l’empreinte de sa réalité même » (1, 3 ; les termes viennent de la description de la Sagesse, dans les textes du judaïsme tardif) ; ainsi, par lui, l’être de Dieu rayonne jusqu’à nous. Avec autant de force, l‘épître souligne ensuite la proximité de Jésus aux humains : il est leur frère, proche d’eux par son incarnation et jusqu’à la souffrance. Comme aucun autre texte du Nouveau Testament, la lettre insiste sur ses larmes, ses cris au Dieu qui peut sauver de la mort (5, 7). L’auteur y ajoute une caractéristique particulière : il est frère compatissant ; parce qu’il a traversé lui-même l’épreuve de la mort, il peut secourir ceux qui sont éprouvés (2, 17–18).
C’est ce qui explique le recours pour le Christ à la figure du grand prêtre : il est celui qui fondamentalement compatit pour le peuple et ainsi, par sa miséricorde, est fiable pour mener à Dieu. L’auteur de la lettre peut alors relire la croix à partir de cet angle de vue. La croix est l’acte historique de la compassion de Jésus ; Jésus, qui historiquement n’avait rien d’un prêtre, est par la foi reconnu grand prêtre en ce qu’en sa personne s’est accompli, une fois pour toutes, par la croix, le Grand Pardon. Jésus n’a pas pénétré seulement, comme le grand prêtre chaque année, dans le Temple de Jérusalem (cf. Lv 16), il a traversé le voile qui sépare les hommes du monde céleste. Il a pénétré auprès de Dieu. Il a assumé le passage et il l’assure pour les hommes, ses frères. Il ouvre ainsi une alliance nouvelle et éternelle entre Dieu et les hommes, qui accomplit l’ancienne, la dépasse, la rend du coup caduque. Par lui, le pardon est pleinement et parfaitement réalisé, l’effet est total : le pardon des péchés signifie l’oubli même du péché ! Si le péché était ce qui séparait de Dieu, marcher le regard fixé sur le Christ, c’est « passer » à Dieu par lui.
Le rapport au temps n’est dès lors plus le même, la foi marque une rupture dans la linéarité, chronologique, de l’histoire. Du neuf a surgi. L’épître traduit cette nouvelle façon de penser le temps par la figure du repos et elle l’envisage sous la modalité de « l’aujourd’hui ». L’écriture de la lettre fait retentir de façon répétée l’appel, qui vient des Psaumes, eux-mêmes relisant l’Exode : « Aujourd’hui si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs ! » (III & IV). Par cette phrase, l’épître ramasse toute l’itinérance des Hébreux au désert mais focalise l’attention sur la fin du voyage, sur l’arrivée : l’entrée dans le repos promis. Elle s’offre dans tout aujourd’hui d’écoute, de réponse à la voix qui appelle, d’obéissance (obéir, étymologiquement, veut dire : être sous l’écoute). Le repos, le pardon, c’est l’héritage acquis et promis par le crucifié. En un raccourci du temps, ce repos ultime évoque tout aussitôt le repos premier, le sabbat de Dieu après sa création et sa joie infinie devant son œuvre bonne. C’est un peu comme si le peuple des croyants, en écoutant la voix de Dieu, en y accordant sa foi, en passant par Christ, se retrouvait dans l’innocence primordiale.
Or le problème de la communauté réceptrice de la lettre est le relâchement, ou même l’abandon par découragement. D’où l’appel à toujours à nouveau écouter la voix qui retentit et que le texte répercute, à se tourner vers celui qui fait entrer dans le repos, à fixer son regard sur lui qui est déjà passé auprès de Dieu et tient la porte ouverte. Avec le temps qui dure et les épreuves, la marche est devenue un combat, l’auteur de l’épître évoque alors la nuée des témoins de la foi. Pour encourager la course des fidèles, il convoque sur les gradins du stade les grandes figures du passé qui ont su vaincre par la foi : « une manière de posséder déjà ce qu’on espère, un moyen de connaître déjà des réalités qu’on ne voit pas » (11, 1). ».