Jésus appelle-t-il à haïr son père, sa mère, sa famille ou soi-même ?

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Christophe Singer à propos de Luc 14, versets 25 à 35

Le par­cours théo­lo­gique 2022/2023 à Pomeyrol était consa­cré aux “Paroles scan­da­leuses dans la Bible” . Les théo­lo­giens n’ont pas contour­né l’obstacle et ont abor­dé de front des textes rugueux, cho­quants, déto­nants. Christophe Singer, doyen de l’IPT plan­chait sur les textes de Luc qui mettent dans la bouche de Jésus des paroles « scan­da­leuses ». Voici le pro­pos de sa pré­di­ca­tion du 9 sep­tembre 2001 à Boffres qui abor­dait déjà le texte de Luc 14, ver­sets 25 à 35 (Voir texte en fin de pages)

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Y a‑t-il quelqu’un par­mi vous qui ne haïsse pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs et même sa propre vie ? J’ai bien conscience qu’en posant cette ques­tion, j’entre sur un ter­rain miné. Mais cette ques­tion nous est aujourd’hui posée par ce texte.

Le ter­rain est miné parce que les conflits fami­liaux, ça n’est pas ce qui manque. Mais rassurez-vous : ça n’est pas spé­ci­fique à nos vil­lages ! Rares (et bénies !) sont les familles qui en sont exemptes. Des tem­pêtes fami­liales, il y en a de toutes les formes, des grandes et des petites. Il y a des conflits ouverts ou latents. Ici on s’envoie des assiettes ou des insultes à la figure, là on ne se parle plus. Ailleurs, on fait comme si tout allait bien en ron­geant son frein.

Pourquoi ? Pourquoi est-il si facile de se dis­pu­ter en famille ? Pour toutes sortes de rai­sons. Des bonnes et des mau­vaises. Mais les conflits fami­liaux sont tel­le­ment mon­naie cou­rante, que j’ai ten­dance à pen­ser que toutes les bonnes et les mau­vaises rai­sons que l’on invoque ne sont en fait que des occa­sions de mani­fes­ter quelque chose de beau­coup plus pro­fond et per­ma­nent dans les rela­tions fami­liales. Et ce quelque chose, c’est la haine.

La haine en famille

Bien sûr, il y a par­fois des mots de tra­vers. Bien sûr, on se fait mutuel­le­ment de temps à autre des petites ou des grandes vache­ries, par­fois sans le vou­loir, par­fois en toute conscience. Mais enfin, on arrive à pas­ser par-dessus beau­coup de choses : la nature humaine est assez souple, en géné­ral, pour essuyer les coups. Mais voi­là que sou­dain, quelque chose se passe : un coup de fatigue conju­gué à un coup de plus, et sans qu’on s’y attende, c’est la goutte qui fait débor­der le vase. On s’aperçoit alors que le vase était rem­pli, non seule­ment de tous ces coups que l’on croyait avoir digé­rés, mais aus­si de tout un tas de choses dif­fi­ciles : des sen­ti­ments, des bles­sures que l’on ne soup­çon­nait même pas. Et c’est ain­si que des frères et des sœurs, des parents et des enfants, des cou­sins, des amis proches peuvent deve­nir les pires enne­mis du monde.

Parce qu’un jour, à l’occasion d’un faux pas, toutes les conve­nances, toutes les règles de la poli­tesse et de la vie en famille ou en socié­té, toutes les lois sociales et morales qui fai­saient jusqu’à pré­sent bar­rage à la haine, tout cela vole en éclats, et la haine se déverse d’un seul coup comme un fleuve sau­vage. Et balayant tout sur son pas­sage, elle cause mille ravages. Et comme les raz-de-marée, c’est impos­sible de l’arrêter. Et une fois que c’est pas­sé, comme sur un champ de bataille, il reste un pay­sage chao­tique de rela­tions bri­sées, de ran­cunes accu­mu­lées, des murs d’incompréhension, des bar­be­lés de tris­tesse et des fos­sés de regrets en tout genre.

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Il reste un pay­sage chao­tique de rela­tions bri­sées, de ran­cunes accu­mu­lées, des murs d’incompréhension, des bar­be­lés de tris­tesse et des fos­sés de regrets en tout genre.

La haine était là, et parce que pen­dant trop long­temps, on a vou­lu faire comme si elle n’existait pas, elle prend un jour sa revanche et se trans­forme en agres­si­vi­té, en méchan­ce­té et fina­le­ment en catas­trophe relationnelle.

À l’aide de quelques acrobaties exégétiques, on arrive à faire dire au texte l’inverse de ce qu’il dit… et la morale est sauve

En tant que chré­tiens, nous nous atten­dons à ce que l’Évangile nous pousse à faire la paix. Ou encore mieux : si le conflit n’a pas encore écla­té, l’Évangile est cen­sé nous exhor­ter à le pré­ve­nir : « Prends ton mal en patience ! », « Supportez-vous les uns les autres », comme dit Paul, ou bien : « Essaye de dia­lo­guer, avant que le dia­logue ne soit plus pos­sible ! » En un mot, nous nous atten­dons à ce que l’Évangile nous exhorte à com­battre la haine. C’est nor­mal : nous sommes des hommes et des femmes de bonne volon­té, et comme tout le monde, nous nous ren­dons compte que la vie est plus agréable sans conflit, sans haine et en s’aimant les uns les autres. Nous atten­dons donc de l’Évangile qu’il ren­force cette convic­tion, et sur­tout qu’il nous donne les moyens de la mettre en pratique.

Or, voi­là que Jésus semble dire exac­te­ment l’inverse : Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

Quoi ? Là, l’homme de bonne volon­té, le chré­tien pieux se frotte les oreilles : ai-je bien enten­du ? Et en règle géné­rale, l’homme de bonne volon­té, chré­tien ou non, se bouche les oreilles : il résiste de toutes ses forces à cette parole : Jésus ne peut pas affir­mer une chose pareille !

On se débrouille alors pour faire dire à Jésus l’inverse de ce qu’il dit. Nous nous débrouillons pour trou­ver dans ce texte nos idées pré­con­çues, ce que nous atten­dons que Jésus dise. Deux exemples :

Ce pas­sage était le thème de mon mémoire de maî­trise en théo­lo­gie. Quand les gens me deman­daient ce sur quoi je tra­vaillais, je réci­tais (bien dis­tinc­te­ment, car je pré­voyais la suite !) : « Celui qui vient à moi et ne hait pas son père et sa mère etc. » Et plu­sieurs per­sonnes, dans ce dia­logue, m’ont répon­du : « Ah oui, c’est très impor­tant pour le chré­tien d’aimer sa famille. » Elles avaient com­pris exac­te­ment l’inverse de ce dit le texte ! Comme si les oreilles humaines ne pou­vaient entendre cette phrase où il est ques­tion non d’aimer, mais de haïr son père et sa mère et son frère et sa sœur et sa propre vie. (Quoique ! Pour sa propre vie, le chris­tia­nisme, qui en rajoute tou­jours du côté maso­chiste, a su exploi­ter la haine de soi depuis deux mille ans !).

Deuxième exemple. Ce même lap­sus existe aus­si en ver­sion savante : qua­si­ment tous les exé­gètes qui com­mentent de ce pas­sage s’évertuent à le civi­li­ser, à l’adoucir, à le faire ren­trer dans les cadres bien connus de la morale. Or, la morale nous dit : « Il faut aimer tes proches, pas les haïr ». Donc Jésus ne peut pas dire autre chose, et sur­tout pas le contraire de la morale ! On ajoute à cette idée pré­con­çue quelques argu­ments lin­guis­tiques (il s’agirait d’un sémi­tisme), et c’est ain­si que dans pas mal de tra­duc­tions de la Bible, vous avez quelque chose comme « Si quelqu’un vient à moi sans me pré­fé­rer à son père, sa mère… il ne peut être mon dis­ciple », ce qui est une tra­duc­tion pour le moins éloi­gnée du texte de Luc, et qui doit plus à la ver­sion mat­théenne de cette parole ! Mais bon, elle « passe » mieux : si on pré­fère Jésus, ça veut dire au moins que l’on aime son père et sa mère. Et ain­si, à l’aide de quelques acro­ba­ties exé­gé­tiques, on arrive à faire dire au texte l’inverse de ce qu’il dit… et la morale est sauve !

Les chrétiens bien intentionnés ont acclimaté cette parole aux exigences du moralement correct

Le pro­blème, c’est qu’en écor­nant ain­si la parole de Jésus pour la faire entrer dans les cri­tères de la morale, on lui ôte du même coup sa puis­sance de gué­ri­son. Car alors la parole de Jésus résonne comme n’importe quelle exhor­ta­tion humaine. Plus pré­ci­sé­ment : elle résonne comme la parole de n’importe quel gou­rou. En effet : n’importe quelle morale humaine vous dit : « Il faut aimer ton pro­chain plu­tôt que de le haïr. » Et n’importe quel gou­rou vous dit en plus : « Oui, il faut aimer ton pro­chain, mais il faut m’aimer moi encore plus que ton pro­chain, quitte à sacri­fier ceux que tu aimes pour me suivre. »

Depuis deux mille ans, ce texte résonne ain­si dans les ouvrages des com­men­ta­teurs de la Bible et dans les rares pré­di­ca­tions qui osent l’aborder. Les chré­tiens bien inten­tion­nés ont accli­ma­té cette parole aux exi­gences du mora­le­ment cor­rect. Mais ce fai­sant, ils ont fait de Jésus un gou­rou et ont ren­du sa parole stérile.

Cette parole ne féconde plus aucune gué­ri­son, parce qu’à force d’être enfouie sous de belles idées pré­con­çues, elle ne se dis­tingue plus des refrains aus­si rabâ­chés qu’inefficaces de la morale humaine. Car enfin, avez-vous déjà vu une haine fami­liale qui dis­pa­raît à coups de belles exhor­ta­tions morales ?

Les chré­tiens ont tra­ves­ti cette parole de Dieu en parole humaine, ils se la sont appro­priée, et une fois de plus, l’Évangile, c’est-à-dire la Bonne Nouvelle, qui fait toutes choses nou­velles est deve­nu une loi sté­rile qui nous replace tou­jours devant nos vieilles mala­dies incurables.

Car la haine est impos­sible à guérir.

Jésus nous donne ici la chance de notre vie !

Mais dites-moi : faut-il en gué­rir ? Et au fait : est-ce une mala­die ? Si l’on met de côté un ins­tant notre morale, et si on lit le texte tel qu’il est effec­ti­ve­ment écrit, Jésus semble prendre les choses par un tout autre bout :

Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

Frères et sœurs, entendez-vous ce que Jésus dit là ? Vous rendez-vous compte qu’il nous donne ici la chance de notre vie ? Jésus est en train d’énoncer ce qui ne va pas dans notre vie, ce qui nous fait souf­frir, cette part de décep­tion, de frus­tra­tion qu’il y a dans nos rela­tions avec nos proches, et il dit que c’est cela même qui peut faire de nous des disciples !

Jésus est en train de dire que ce que nous consi­dé­rons comme une mala­die est pré­ci­sé­ment ce sur quoi il veut construire sa rela­tion avec nous ! Ce que nous consi­dé­rions comme une offense à la morale, c’est pré­ci­sé­ment ce qui nous donne la pos­si­bi­li­té d’être ses dis­ciples non seule­ment de nom mais en vérité !

Scandaleux, n’est-ce pas !

Oui, il y a ici un mes­sage tout à fait scan­da­leux pour celui qui est pri­son­nier des ornières d’une pen­sée tout entière orien­tée par la morale et la loi, c’est-à-dire au fond par la pré­ten­tion de pou­voir être par lui-même dif­fé­rent de ce qu’il est (ce qui est une bonne défi­ni­tion du péché).

L’Évangile prend à contre-pied toutes les aspi­ra­tions des hommes, mais c’est pour répondre à leur véri­table désir. Là où les hommes veulent déses­pé­ré­ment com­battre la haine, Jésus leur dit : « Si la haine n’est pas au fond de ton cœur, tu ne peux être mon dis­ciple. » Là où les hommes voient la mala­die, l’obstacle entre eux et Dieu, Jésus voit l’occasion d’entrer en rela­tion avec eux.

Si tu n’es pas malade, jamais tu ne peux être guéri.

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© Apothéloz

Frères et sœurs, si vous souf­frez d’une haine fami­liale ou d’une haine envers vous-même, qu’elle soit trans­for­mée en conflit ou bien gar­dée à double tour dans le cœur (la plu­part du temps, c’est le modus viven­di du chré­tien névro­sé moyen), et si à cause de cela vous vous sen­tez indignes de la com­mu­nion de Jésus-Christ et ron­gés par la culpa­bi­li­té (c’est le prix à payer), alors ces paroles sont pour vous aujourd’hui l’Évangile, la bonne nou­velle : si tu n’es pas malade, jamais tu ne peux être gué­ri. Si tu ne hais pas tes proches, jamais tu n’auras dans ton cœur la place pour rece­voir Jésus. Mais si tu recon­nais qu’au fond de tes rela­tions, même les plus proches, même les plus affec­tueuses, il y a aus­si une part de haine (et qui pour­rait dire le contraire ?), alors tu es prêt à entrer dans le cercle des dis­ciples de Jésus.

Alors sa parole, sa pro­messe, son amour, son salut, sa paix sont pour toi. Tu peux mar­cher der­rière lui, la tête haute et le cœur léger.

Christophe Singer

Pour conclure, il faut que je pré­cise quelque chose : si l’on en reste stric­te­ment au texte (et c’est ce qui nous est deman­dé), ce serait aller trop loin, que de dire que Jésus nous demande de haïr nos proches pour être ses dis­ciples. Ce serait là encore une sorte de morale, inver­sée, certes, mais tou­jours une morale, c’est-à-dire une loi, c’est-à-dire la néga­tion de l’Évangile. Il n’y a dans ce texte aucune exhor­ta­tion. Car la condi­tion pour être dis­ciple de Jésus, ça n’est pas de répondre à une exhor­ta­tion, mais de faire confiance à une affir­ma­tion, et en l’occurrence, de se lais­ser entraî­ner par une Parole qui fait toute chose nou­velle, qui appelle à l’existence ce qui n’est pas, qui trans­forme notre fai­blesse en force, notre labeur en loi­sir et notre tris­tesse en joie, notre culpa­bi­li­té en liberté…

Le texte dans la traduction Louis Segond

  • 25 De grandes foules fai­saient route avec Jésus. Il se retour­na, et leur dit :
  • 26 Si quel­qu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
  • 27 Et qui­conque ne porte pas sa croix, et ne me suis pas, ne peut être mon disciple.
  • 28 Car, lequel de vous, s’il veut bâtir une tour, ne s’as­sied d’a­bord pour cal­cu­ler la dépense et voir s’il a de quoi la terminer,
  • 29 de peur qu’a­près avoir posé les fon­de­ments, il ne puisse l’a­che­ver, et que tous ceux qui le ver­ront ne se mettent à le railler,
  • 30 en disant : Cet homme a com­men­cé à bâtir, et il n’a pu achever ?
  • 31 Ou quel roi, s’il va faire la guerre à un autre roi, ne s’as­sied d’a­bord pour exa­mi­ner s’il peut, avec dix mille hommes, mar­cher à la ren­contre de celui qui vient l’at­ta­quer avec vingt mille ?
  • 32 S’il ne le peut, tan­dis que cet autre roi est encore loin, il lui envoie une ambas­sade pour deman­der la paix.
  • 33 Ainsi donc, qui­conque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il pos­sède ne peut être mon disciple.
  • 34 Le sel est une bonne chose ; mais si le sel perd sa saveur, avec quoi l’assaisonnera-t-on ?
  • 35 Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.
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